DE TIJUANA A ENSENADA – Mon couchsurfing avec un ancien maquereau, dealer, fighter

DE TIJUANA A ENSENADA

Mon couchsurfing avec un ancien maquereau, dealer, fighter promaquereau

Il est six heures du matin et le soleil se lève sur la marina d’Ensenada lorsque j’écris ces quelques lignes. Comment ai-je atterri au Nord-Ouest du Mexique dans le yacht d’un ancien dealer, seule, à manger des rationnements de l’armée américaine ? Comme beaucoup d’histoires pas banales à l’ère d’Internet, celle-ci prend sa source dans un clic et quelques pianotements de clavier, à des milliers de kilomètres du « lieu du crime ».

Je suis à Paris lorsque je décide de ma longue virée nord-américaine. Dix semaines, dont quatre que je passerai seule, entre la Californie US et celle mexicaine. Ne me sentant pas l’âme d’un Antoine de Maximy qui frappe aux portes de parfaits inconnus, j’emprunte la voie royale : celle du Couchsurfing. Vous savez, ce site où des citoyens du monde entier proposent leur canapé aux voyageurs un peu fauchés… et en quête d’ « aventures humaines ». Recevant moi-même des couchsurfers à Paris, je suis familière des pièges à éviter. Devant mon ordinateur, alors que je cherche un toit à Tijuana, je suis donc un peu plus prudente que de coutume et regarde avant tout les références de mes potentiels hôtes. C’est là que je tombe sur le profil de P, un Américain qui vit entre Tijuana et Ensenada. Même si aucune photo ne dévoile son visage, je ne m’inquiète pas : il y a là plus de quatre-vingt références – toutes positives – de Couchsurfers provenant d’une vingtaine de pays. J’envoie une « requête-canapé». Il l’accepte, me donne les directions à suivre pour arriver jusqu’à chez lui. Basta, j’éteins l’ordinateur. tj

Quelques mois plus tard donc, fraîchement débarquée de San Diego, je frappe à la porte de P, enfoncée dans un bâtiment rouge et blanc estampillé Coca Cola. Nous sommes dans le nord de Tijuana, très près de la frontière avec les États-Unis donc, dans le quartier « touristique ». Lire : celui où les Américains et les étrangers de tous pays viennent satisfaire leurs envies de jeu, que ce soit dans les casinos ou dans les nombreux bordels que compte TJ (prononcer « Tidji », à l’américaine). La chaleur étouffante piège les effluves de la ville à hauteur d’homme, le soleil brûle ma peau de gringa, la musique et les conversations endiablées assourdissent le badaud en quête de repos.

Pam. Pam. Pam. Je tambourine sur la porte en métal depuis plus de dix minutes, alors que tous les Mexicains du quartier me regardent en se marrant, lorsqu’on m’ouvre enfin. Devant moi : deux hommes. Ou plutôt : un homme et un garçon. Le dernier est un autre couchsurfer, Allemand, qui répond au nom de Liam. A sa gauche : P, bien sûr. J’observe mon hôte qui, bien que pas très grand, est taillé comme une armoire à glace. Son sourire moqueur – probablement face à mon air pantois – contrebalance sa carrure effrayante, ses nombreux tatouages et les cicatrices qui couvrent ses bras. Même si mon compagnon de fortune européen n’a que 19 ans, je suis plutôt soulagée de ne pas être seule chez P pour cette première nuit à Tijuana. P CS Une fois mes affaires déposées à l’étage, P et Liam me proposent d’aller manger. Je suis mes deux compères jusqu’à un garage où, me dit-on, nous allons récupérer la ‘voiture’. En voyant l’engin, je réprime un fou rire, plus par surprise que par raillerie. Un Hummer flambant neuf, d’un jaune à vous décoller la rétine.

– Mets-toi à l’avant Frenchie. J’avais l’air PD avec Liam à côté de moi tout à l’heure.

Comme les clichés ne peuvent décemment pas s’arrêter là, une fois installés et aussitôt le moteur en route, les baffes à l’arrière du Hummer se mettent à bondir. Du gros rap américain « comme on en fait plus » selon P lui-même. J’ai la mâchoire qui fait des claquettes, et j’ai peine à entendre mon couchsurfer, qui m’explique qu’il a pris sa retraite à 26 ans. Je suis curieuse, évidemment. « Explique-moi comment on fait pour prendre sa retraite à cet âge là, en ayant engrangé suffisamment d’argent pour avoir un appartement à Tijuana, un Hummer, une limousine et un manoir à Ensenada, (j’avais appris l’ existence des deux derniers un peu plus tôt), et accessoirement pour pouvoir passer le reste de sa vie à se tourner les pouces ? ».

J’ai beau ne pas être friande de lieux communs, je ne peux m’empêcher de voir dans mon hôte la figure parfaite du dealer de drogues reconverti. Sa réponse m’étonne: « j’ai été combattant professionnel MMA[1] pendant des années. J’ai amassé pas mal de thunes. Et puis aujourd’hui bon, je dis que je travaille pas, mais j’ai des sites internet un peu partout qui me permettent de maintenir mon niveau de vie grâce à la publicité. Entre autres ». Si son côté bagarreur MMA pourrait expliquer sa stature et les cicatrices qui couvrent le haut de son corps, j’ai quand même du mal à croire à cette histoire. Finalement, je décide de ne pas insister. Après tout, c’est mon hôte et je viens de débarquer comme une petite fleur dans une ville où il ne fait pas bon finir seule. Pas vraiment le moment de faire des vagues.

La nuit est tombée sur Tijuana, la musique du Hummer couvre celle de la rue. J’ai l’impression d’être dans un clip de Snoop Dog, les adolescentes à poil en moins. L’engin jaune poussin prend la direction « Centro Zona Norte ». P veut nous montrer la ville. Partout où il va, c’est accolades ou énormes checks à l’américaine, au choix. Les flics ne sont pas en reste. Au début, je m’imagine que c’est à cause du Hummer, qui dénote clairement avec les bagnoles pourries que l’on croise un peu partout à TJ, mais rapidement je me rends compte que ça tient à P lui-même : il semble être connu de tous ici. Surtout des gros poissons…

C’est parti. Bienvenue dans le quartier le plus débridé de Tijuana. Partout des clubs de strip-tease, partout des prostituées, partout des hommes enivrés faisant appel à leurs services.

Le Hummer s’arrête devant ‘Hong Kong’, l’un d’un des plus grands clubs de strip-tease de la ville. « Pour gentlemen » indique l’enseigne. Un bordel plutôt, me souffle-t-on. « Je ne suis jamais allée dans un truc qui ressemble de près ou de loin à un strip club ». Ma remarque à peine une minute plus tôt n’est pas tombée dans l’oreille d’un sourd. En moins de temps qu’il n’en faut pour prononcer « oups », nous nous retrouvons nez à nez (même si mon nez n’était pas tellement à hauteur du leur) avec une centaine de jeunes filles dans leur plus simple appareil. hk tijuana Dans la salle VIP, je suis à peine installée sur le canapé qu’un Hongkongais armé d’un chapeau ridicule, d’un sifflet, d’une serviette et d’une bouteille de vodka vient verser le contenu de cette dernière directement dans ma bouche, sans me demander mon avis. Je suis tellement prise de court que je ne réagis même pas. Dix coups de sifflets, un bout de torchon pour essuyer mon menton, et voilà qu’il me pousse sur le podium central pour tâter de la barre de pole dance. Je lui fais gentiment comprendre qu’il a autant de chances de me voir danser à poil autour de ce truc en fer que de serrer la main de Michael Jackson. A ma gauche, P, hilare, regarde Liam subir le même rituel de passage. Mon collègue allemand ne se fait en revanche pas prier pour s’essayer à la pole dance et je réprime un fou rire tandis qu’il se fait frapper les fesses par notre ami au haut-de-forme incongru.

Quelques minutes plus tard, je fais la rencontre de Salya[2] (« ouais, c’est mon nom de strippeuse mais en vrai je m’appelle Lupita2 ») qui en à peine dix minutes de conversation m’a déjà invitée à l’anniversaire de sa fille : « elle aura cinq ans le mois prochain ! », me dit-elle, avec une fierté que laissent deviner les étoiles dans ses yeux et le sourire à lui décoller la mâchoire. La question que je m’apprête à lui poser doit se deviner à l’expression sur mon visage car je n’ai même pas à ouvrir la bouche. Lupita et moi avons le même âge : vingt-quatre ans. Elle a l’air d’en avoir vingt de plus.

Pendant que je digère l’information, P me souffle à l’oreille, avec l’élégance qui le caractérise, qu’il avait l’habitude de se « la taper quand elle était pas encore aussi grosse (sic) ». J’ai un peu envie de vomir, et la vodka n’a pas grand-chose à voir là-dedans. Lorsque l’on quitte finalement les lieux pour un bar « un peu plus classique » selon les termes de P, je respire enfin, malgré l’odeur pestilentielle et la chaleur étouffante qui sont la signature du quartier.

Zona Norte - Tijuana (Flickr)
Zona Norte – Tijuana (Flickr)

Une fois les rideaux poussés – non, il n’y a pas de porte – je me rends compte que la définition de « un peu plus classique » est toute relative dans cette ville. P salue une jeune femme asiatique d’1 mètre 50, à tout casser, aussi mince que dévêtue. « Celle-là aussi j’avais l’habitude de me la faire. Elle est si frêle, t’as pas idée », me dit-il, non sans une pointe d’orgueil couplée d’une nostalgie étrange. « Super ! Tu veux que je le note sur mon carnet et qu’on compte les points ? », je lui réponds. Liam, de son côté, relève l’étrangeté de la situation : « C’est glauque franchement ! On a deux meufs à poil devant nous, en train de danser, alors que la musique c’est de la « bande son pour télénovela ». Et mate le clip projeté au mur ! Des gamins d’à peine huit ans qui chantent en chœur. Sérieux, des minipouces. Pendant qu’elles, elles font l’amour à la barre. Qu’est-ce qu’on fout là ? ». Je finis par me demander… Et puis j’ai bientôt ma réponse. Quelques verres sont suffisants pour que la langue de P se délie.

– Tu sais, quand je te dis que je l’ai sautée elle, ou elle, ou encore elle, je suis pas juste un queutard de plus qui satisfaisait ses pulsions. Je les connaissais vraiment ces nanas-là. Je pouvais avoir qui je voulais. Un soir : elle. Un autre : elle, là-bas. Les deux dans l’heure si je voulais. Mais on se lasse de tout, même du cul. Ceux qui te disent le contraire te mentent, ou se mentent à eux-mêmes. La vérité, c’est qu’à un moment, je me suis rendu compte que je voulais une femme, pas une fille, une vraie femme, avec qui je pourrais avoir une famille. Le monde de la nuit aussi tu t’en lasses. J’ai eu une vie pas banale, te fais pas d’idées.

Mais encore ? J’insiste, je gratte là où ça fait mal apparemment. Il sait ce que je fais dans la vie et je n’ai rien à perdre… si ce n’est un canapé. Il répond sans hésiter.

– Et ben ces filles-là, j’étais pas un simple client, j’étais leur maquereau. J’ai pas été maquereau qu’au Mexique d’ailleurs. Quand j’étais gamin, j’ai bourlingué pas mal. Je t’ai dit que j’ai grandi à Seattle, mais la vérité c’est que j’ai déménagé toute mon enfance. A quatorze ans je me suis barré de l’école. J’ai commencé à vendre de la cocaïne, comme ça, du jour au lendemain. T’as pas idée des thunes qu’on se fait dans la drogue. Pas idée. Je suis jamais retourné devant mes cahiers.

– Pourquoi t’as décidé d’arrêter tout ça à 26 ans alors ? Va pas me faire croire c’est juste parce que tu t’emmerdais. Ça non.

– Non, y a un peu de ça mais… c’est pas seulement ça. Je sais pas, j’ai accumulé suffisamment d’argent pour me foutre au vert. C’est pas un hasard si je propose mon appartement aux Couchsurfers. Je rends un petit peu de ce que j’ai accumulé en l’espace de douze ans.

– Donc tu vas me faire croire que juste parce que t’avais assez d’argent, t’as décidé d’arrêter ? Je m’y connais pas tellement en dealers de drogue et en maquereaux mais il me semble pas que cet argument soit suffisant pour que quiconque dans ton « domaine » se foute à la retraite à même pas trente ans. Ou s’arrête en si bon chemin, précisément. Y a bien un truc qui s’est passé pour que tu décides de te retirer !

– Ouais, t’as sans doute raison, je sais pas. Je mentais pas quand je te disais que j’étais combattant pro MMA avant. J’étais moins gros que maintenant mais bien plus musclé. Tu vois mes mains ? bon là, là, touche (il me montre la partie entre le pouce et l’index). Tu sens ce muscle ? Trouve-moi quelqu’un qui a un muscle aussi développé à cet endroit. Pour m’entraîner, je pétais des noix de cocos à la force de mes mains. Tu sais pourquoi on fait ça quand on s’entraîne, là d’où je viens? Parce que c’est plus dur d’exploser une noix de coco que d’exploser le crâne d’un mec. Bah moi j’arrivais à te le faire voler en éclats ton fruit. Un jour, j’ai débarqué chez un gars pour lui donner une petite leçon. Il me devait de la thune…

– A cause des filles ou à cause de la drogue ?

– A cause de la drogue. Tu sais dans ce milieu, y a toujours quelqu’un qui te doit de l’argent. Mais lui, c’est pas pour me justifier mais… sa baraque était immense, il avait des écrans de télé partout, un comptoir en marbre, il l’avait la thune, c’était pas le souci. Juste qu’il m’en devait. Alors je suis venu lui faire la leçon. Je l’ai cogné, cogné… et cogné. Un moment on s’est retrouvé dans sa salle de bain, il était piégé, il pouvait plus rien faire, il pouvait plus s’enfuir ça servait à rien. La tête bloquée sur la vasque de la douche, par terre. Même s’il pouvait plus partir et qu’il avait compris la leçon, j’ai continué. J’arrivais plus à m’arrêter. L’adrénaline, je sais pas. Je l’ai frappé jusqu’à ce que je voie plus son visage. Et je suis parti.

– Tu l’as tué ??

– Non. Plus tard j’ai su que non. Mais j’ai bien cru. J’ai appris qu’il avait dû subir plusieurs opérations au visage et dans le haut du dos.

– T’avais quel âge ?

– 23 ans.

– Mais t’as pas arrêté de dealer à 23 ans pourtant ?

– Nan, à 24 j’ai arrêté. Avec les filles et tout le reste, plus tard, à 26. Mais ça prend du temps les remords tu sais. Sur le moment, ce que j’avais fait ça m’a foutu un coup, mais je trouvais que c’était justifié. C’est qu’après, quand t’es seul, quand tu réfléchis. Quand t’as le temps. Quand tu fais le bilan. Tu te demandes si tout cet argent, toutes ces filles, tous ces mètres carré, ça justifie qu’on soit prêt à tuer quelqu’un. Ça a pris du temps mais ça m’a rattrapé. Et maintenant je suis là. Je donne un peu de ce que j’ai à des voyageurs du monde entier. J’ai hébergé plus de cent personnes tu sais cette année. Rien que cette année. Tout le monde veut passer par chez moi, je sais pas pourquoi !

Le regard plongé dans mon verre, je touille ce qu’il reste de glace, et je ne sais pas quoi penser. J’ai l’impression d’avoir le cliché du voyou américain repenti devant moi. Plein de fierté et de faux bons sentiments. Qu’est-ce que P recherche exactement ? Une forme de rédemption ? Un pass VIP au paradis ? Lui qui est habitué aux traitements de faveur partout il va. Un pass qu’il aurait égaré au fil des ans, des règlements de compte, des grammes de cocaïne, des paires de seins vendues au plus offrant ? Ou est-ce qu’il ne recherche pas tout simplement de la compagnie. S’agirait-il moins d’être avec quelqu’un que de ne pas être seul ? Tout seul, et devoir réfléchir, encore une fois. Se poser trop de questions. Je ne peux pas m’empêcher de remarquer le besoin qu’a eu cet homme de se confier à la première venue – en sachant quel métier je faisais par-dessus le marché – et de déballer sa vie en l’espace de quelques heures. Catharsis ? Vantardise déplacée ? De mon côté, je digère l’information et je réalise soudain que, bizarrement, être en face d’un ancien dealer, maquereau, combattant professionnel, dans un bar à strip-tease à Tijuana, ne me fait pas peur. Je lui dis.

– C’est pas bizarre. T’as aucune raison d’avoir peur, et au fond de toi tu le sais, c’est pour ça. Et même si je te fais des blagues vaseuses de temps en temps, ou des propositions indécentes, t’as rien à craindre. Te méprends pas einh, si tu me laisses une porte ouverte, évidemment que je vais sauter sur l’occasion.

Il rit. J’écoute attentivement.

– Mais je te toucherai pas sans ton aval. Et puis je me bats plus depuis des années. La seule raison qui pourrait me pousser à me battre, c’est si on menace mes amis. Et maintenant t’en fais partie.

*

*          *

Je me lève à 5h, après une nuit passée dans ce qui ressemble plus ou moins à un salon. Poisseuse. Il fait trop chaud. Même l’eau du robinet donne l’impression d’être collante. Je regarde mes pieds, un cafard s’arrête, semble me narguer avec ses longues antennes, avant de repartir je ne sais où, à toute vitesse. Dehors, la fête de l’indépendance continue de battre son plein. Impossible de dormir. J’en profite pour en apprendre un peu plus sur mon ancien maquereau. Auteur d’une dizaine de sites web versant dans le « buzz », il me montre ses autres business. Je découvre son entreprise de ménage à domicile. P est donc l’heureux patron d’une petite entreprise employant des femmes de ménage sur San Diego et sa région. « Ça change des prostituées ! » je lui fais remarquer avec un clin d’œil. « Ça j’te l’fais pas dire. Elles ont pas le même train d’atterrissage mes nouvelles employées ! ». J’ai fini par m’habituer à l’humour graveleux de P et je ne tique plus à la moindre phrase déplacée sortant de sa bouche. Ça n’est pas un progrès mais ça m’évite d’attraper un ulcère.

Vue de Tijuana (CC/Wikimedia)
Vue de Tijuana (Wikipedia commons)

La matinée se passe sans incident. A un coup de fil près. « Mon yacht est en train de couler putain ! ». P raccroche, alarmé. «Frenchie tu voulais aller à La Paz pas vrai ? ». Je confirme d’un hochement de tête. « Ça te dit de passer par Ensenada ? C’est sur ton chemin. Je dois résoudre le problème sur place et ça devrait pas prendre beaucoup de temps. Tu pourras dormir sur le bateau ». Pas fâchée de quitter cette ville démente, j’accepte et dis au revoir à mon confrère européen, qui passe la frontière US le lendemain. On monte dans le Hummer direction Ensenada. Sur la route, j’apprends qu’il ne lui appartient pas. Il s’exclame, un air ahuri collé au visage :

– Enfin, si mais temporairement. Attends ! Tu croyais quand même pas que j’avais acheté cette merde pour mon usage personnel !

– Bah ! Je ne vois pas pourquoi ça te parait si aberrant que ça. Moi je trouve que ça colle plutôt bien à ton personnage de gangster, nan ?

– Gangster ! haha. Mais pas du tout ! Un très bon pote à moi l’a acheté il y a moins d’un an. Et puis il a eu plein de merdes qui lui sont tombées dessus d’un coup, il pouvait plus payer les mensualités. Je lui ai racheté en lui disant que dès qu’il retomberait sur ses pattes il pourrait le récupérer. Nan mais franchement ! Une merde pareille. Tu me prends pour un con en fait?

P prétend s’insurger mais je sens bien que cet effet d’annonce lui fait plaisir. Après tout, il ne tenait qu’à lui de nous dire, dès le premier jour, à qui appartenait l’engin jaune poussin. Nous finissons par reprendre une conversation interrompue par le coup de fil du matin :

– Toi et Liam vous trouvez des excuses à tous les individus qui se sont jamais sortis de la merde dans laquelle ils se trouvaient. Y a pas d’excuses qui tiennent bordel ! Moi j’ai tout connu. J’ai été pauvre, j’ai été riche. J’ai connu la solitude, j’ai connu la gloire. J’ai fait les poubelles quand j’avais douze ans pour vendre du plastique, et deux ans plus tard je me faisais 25 000 dollars avec une vente…

– Pardon ? je l’interromps. 25 000 dollars ? Tu m’expliques ?

– J’ai vendu cinq kilos de cocaïne. Je m’en souviendrai toute ma vie. Ça te parait énorme mais c’est rien comparé à ce que le vrai boss se faisait. Moi ma commission c’était 5000 dollars par kilo. Du jour au lendemain, j’ai eu tous ces biftons dans les mains. Plus de problème. Ni pour moi, ni pour ma mère, ni pour ma sœur. Je pouvais m’occuper d’elles.

– Ouais d’accord mais…

– On m’a tiré dessus ! m’interrompt P, qui continue sa tirade. Pas intentionnellement mais… un copain s’amusait avec un flingue et une balle est venue se loger juste ici, là. Paralysé du cou jusqu’au bassin pendant des mois. Je pensais que je resterais comme ça. Et puis j’ai eu droit à une deuxième chance, on sait jamais pourquoi. J’ai mis un an à réapprendre à marcher. Réapprendre à marcher, t’entends ça putain ? Et aujourd’hui sans bouger de mon canapé, j’ai créé des petites entreprises de service un peu partout. Avec Internet, tu peux tout faire. Et tu crois que je m’y connaissais en codes informatiques, en référencement ou en marketing il y a quelques années ? bah non ! J’ai appris tout seul. Pour pas se faire d’argent, faut vraiment le vouloir aujourd’hui ! Alors se poser en victimes, ça me gave. Si t’as vraiment envie de te sortir de la merde, tu peux toujours. Il suffit de te sortir les doigts du cul. Arrêtez de trouver des excuses aux gens qui vivent dans la rue, aux pays qui foutent le camp économiquement.

Cocaine for kids. KiloByte / wikipedia commons
Cocaine for kids. KiloByte / wikipedia commons

J’ai envie de répliquer que se sortir de la merde en passant par une autre, qu’il s’agisse de la drogue ou du proxénétisme, c’est pas la voie royale pour finir par devenir patron à trente ans, mais je me tais. Après tout, j’ai vu ce qu’un débat pouvait donner avec P. Impossible de convaincre quelqu’un qui a passé la moitié de sa vie à se mentir pour soudainement faire volte-face parce qu’il a manqué de tuer quelqu’un sur le sentier de la gloire. Silence sur la route. Je sens l’odeur de la mer. Au loin les presqu’îles disparaissent dans l’eau. Le soleil fait son dernier plongeon. Mes paupières se ferment …

– Mon fils me manque.

Je dois avouer que celle-là, je ne m’y attendais pas.

– T’as un fils ? Il a quel âge ?

– Cinq ans.

– Il s’appelle comment ?

– Comme moi. P.

– P Junior ? à l’américaine

Il sourit

– P Junior. A l’américaine oui.

– Et ta femme ? ta copine ?

– On est divorcé. Je lui ai laissé la maison, aux Etats-Unis.

– Et il est où ton fils ?

– Là où on va : à Ensenada.

Je ne sais plus trop quoi dire, alors je me tais.

*

*          *

Quelques dizaines de minute plus tard, on arrive dans la Marina d’Ensenada. Un bonjour aux gardes à l’entrée, un tour jusqu’au Dock G. Le Hummer jaune vient se ranger au milieu des sobres 4×4, immatriculés pour la plupart aux Etats-Unis. On rentre dans le yacht.

– Ici t’es en sécurité. N’importe qui ne peut pas rentrer dans la Marina. T’as des gens de tous les pays qui viennent mouiller leur bateau ici. Des Américains pour la grande majorité mais pas que. Ecoute, j’ai un ami qui m’a eu des cartons entiers de repas « prêts-à-manger » de l’Armée américaine. Normalement ça se vend pas, mais j’ai mes petits contacts. T’as un lit, de la bouffe, des douches publiques. T’es plutôt bien lotie. Les gars ont pompé l’eau du yacht, ils passeront demain pour réparer ce qui va pas. Maintenant, sauf si tu souhaites t’envoyer en l’air, je déguerpis. Mais faut vraiment que tu sois bonne à ce que tu fais pour que je passe la nuit ici, parce que là j’ai vraiment envie de voir mon fils.

– D’après toi ? je lui demande, en levant les sourcils.

L’aspect rhétorique de ma question ne lui échappe pas.

– Haha ok. Bonne nuit. Et tu restes aussi longtemps que tu veux. Tu verras, les gens sont un peu fouinards ici, mais ils sont sympas.

– P ? je lui demande, en regardant la croix bling bling qui pend autour de son cou et qui me titille depuis des heures.

– Ouais

– Tu crois en Dieu ?

Une seconde. Deux secondes. Cinq. Le mince espoir de lever le voile sur un éventuel désir de rédemption s’envole avec cette dernière phrase. J’aurais dû la voir venir.

– Mais évidemment que j’y crois. Puisque Dieu… c’est moi !

*

*          *

  Il est dix heures du matin. Je suis au Mexique, depuis 10 jours dans le yacht d’un ancien dealer, maquereau, fighter pro. Le ciel est d’un bleu inégalé, le soleil frappe déjà fort, la Marina sent le sel, le vent fait danser le bateau, moi avec. J’ouvre des rations de l’armée US en pensant à la veille, lorsque j’ai rencontré le fils de P, cinq ans, bilingue, mignon à croquer, d’une politesse incroyable, et en adoration devant son père.   Je m’interroge sur ce qu’on est prêt à faire pour avoir droit à tout ça, à cette vie tranquille, loin de tout, sans embrouilles, quand tout ce qu’on a connu à l’âge de cinq ans c’était pas la marina mexicaine, mais les poubelles américaines. Et puis je me demande ce qu’il va bien pouvoir m’arriver dans les prochains jours. Je suis loin de me douter qu’une certaine Odile, née au sud de la côte Mexicaine et venue détruire la Paz, allait changer le cours de mon périple. Mais c’est une autre histoire. Là, maintenant, tout de suite, je suis au nord du Mexique, dans le yacht d’un ancien dealer, maquereau, fighter pro. Disons que c’est un Couchsurfing ordinaire. Pas vrai ?

[1] « Mixed martial arts » en anglais ou Combat libre [2] Les noms ont été changés

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