Noires comme un puits où l’on se noie,
Je rends grâce aux dieux quels qu’ils soient,
Pour mon âme invincible et fière, […] Aussi étroit soit le chemin,
Nombreux les châtiments infâmes,
Je suis le maître de mon destin,
Je suis le capitaine de mon âme »
Invictus, William Ernest Henley
Ce poème – ici traduit – était le préféré de Nelson Mandela et est à l’origine du désormais très célèbre film éponyme de Clint Eastwood, sorti en 2009. Un long-métrage qui mêle histoire politique et rôle symbolique du sport : une nation peut elle être transformée par son biais ? Le film étant directement inspiré de l’œuvre de John Carlin, il est intéressant de prendre connaissance du titre original de ce livre. Si celui-ci est initialement « Playing the Enemy: Nelson Mandela and the Game that Made a Nation » – c’est-à-dire « Déjouer l’ennemi : Nelson Mandela et le jeu qui a enfanté une nation » – ce titre a souvent été traduit à l’étranger par « […] et le jeu qui a sauvé une nation », notamment dans l’hexagone.
Alors, le sport a-t-il enfanté ou sauvé l’Afrique-du-Sud en tant que nation ? De ceux qui ont vécu dans celle-ci, dite d’ « arc-en-ciel », beaucoup vous diront qu’il tente encore de la préserver, voire de la solidariser ou encore même de l’élever ou de lui donner naissance. Un Etat sans nation ? Un pays, neuf provinces, onze langues officielles, dix fois plus de dialectes et encore plus de peuples et de cultures qui essaient de cohabiter et de se comprendre, une passion commune : le sport. Retour sur un phénomène qui continue de définir le quotidien des Sud-Africains, habitants d’une jeune et fragile démocratie.
Petite histoire du rugby
Pour comprendre le sentiment de fierté qui rassemble les supporters de l’équipe sud-africaine – les Springboks – il faut en expliquer la naissance et l’évolution, en passant par son essoufflement et sa mise en danger lors de l’Apartheid. Le ballon ovale est introduit par les colons britanniques au XIXe siècle. Les premiers joueurs sont d’ailleurs des soldats qui viennent conquérir les terres des Zoulous et les Boers – fermiers dont les ancêtres viennent de Hollande et appelés aujourd’hui Afrikaners – établis depuis deux-cents ans déjà. Si le football est aussi importé par les Anglais, c’est le rugby que ces derniers adoptent comme sport favori, et plus tard national. C’est donc la première fois qu’un sport rassemble deux cultures s’étant confrontées dans le sang par le passé – en l’occurrence lors des guerres Anglo-Boers. Mais rapidement, le sport favori deviendra un sport national, qui ne sera pratiqué que par des blancs pour des blancs, un sport donc politisé sous l’Apartheid. Plusieurs gouvernements successifs firent même de la « racialisation » des équipes blanches un objectif prioritaire, au même titre que l’emploi ou la santé.
« la nécessaire suprématie de la race blanche sur les Cafres et les croisés »
En 1958, lors de sa nomination au gouvernement, le Premier ministre H. Verwoerd aura même des mots choquants : « Vos prestations dans les arènes sportives nationales et internationales doivent en permanence témoigner de la combativité et de la bravoure légendaires des Afrikaners, et refléter la nécessaire suprématie de la race blanche sur les Cafres et les croisés. Chaque fois que vous gagnerez sur le terrain, vous ferez non seulement avancer notre idéal commun, mais honorerez parallèlement les pères fondateurs de notre nation afrikaans séculaire et immortelle.Je compte sur vous pour toujours faire du rugby l’étendard qui ravive notre flamme patriotique et auquel tous les dignes fils et filles de ce pays se rallient sans états d’âme. »
Le football pour les townships : l’absence d’un choix
De plus en plus, les Noirs vont s’identifier au football, et ce davantage par opposition que par réelle envie, les Blancs étant en majorité dépourvus d’intérêt pour le ballon rond. Le fait que les Afrikaners s’approprient le rugby aura un impact sur l’importance du football pour les populations les plus défavorisées, noires pour la plupart : servant d’exutoire aux vexations quotidiennes d’une jeunesse qui a peur pour son avenir, le football devient aussi et peu à peu l’expression du talent noir et une source de fierté dans les townships.
Le succès grandissant du football au sein de la souche la plus pauvre de la population ne sera malheureusement pas le fruit de leur seule volonté. C’est par les Blancs qu’il est popularisé au sein des townships et ce, pour « faire passer la pilule » des viles conditions de travail imposées dans les mines. Par exemple, le grand groupe minier Anglo-American Corporation sponsorisera les rencontres du dimanche. Celles-ci donneront même naissance aux premiers clubs amateurs des townships autour de Johannesburg. En observant l’effet cathartique du football sur les ouvriers noirs, le gouvernement d’Apartheid va prendre le relai en promouvant ce sport dans les zones rurales, espérant ainsi calmer les envies de révolution. Le porte-parole de la police de « Jozi » – nom populaire donné à la grande métropole – ira même jusqu’à avoir ces mots cyniques : « Faîtes du sport, pas la guérilla ». Un discours destiné à des jeunes de Soweto protestant contre le massacre de Sharpeville auquel ils venaient d’assister.
La fin de l’Apartheid : la célébration d’une jeune démocratie qui passera par le sport
Cette période du « Vivre à part » aura plusieurs conséquences sur le développement du sport sud-africain, que ce soit internationalement ou plus localement. Si de son côté, le football est privé d’athlètes au physique solide – malnutrition et cuisantes conditions d’entraînement – ainsi que d’infrastructures dignes de ce nom – à l’inverse des Springboks qui monopolisent celles-ci aux frais de l’Etat –, les rugbymen souffriront en revanche d’un boycott de la part des autorités sportives internationales de 1971 à 1991, du fait de la discrimination raciale mise en place au sein des équipes sud-africaines. Ils entraîneront tout le monde du sport avec eux : renvoi de la FIFA, compétitions liées au Commonwealth, Jeux Olympiques, etc. Les Noirs ont à l’époque l’interdiction de se voir enseigner le sport qui, selon les autorités de l’Apartheid, a été conçu par l’homme blanc et pour l’homme blanc : « Le sport de haut niveau, symbole de la vitalité de notre jeunesse et de l’inébranlable volonté de dépassement et d’accomplissement de notre race, est et doit rester une activité blanche par excellence. Il se pervertirait autrement en se noyant dans un cosmopolitisme qui nous ferait perdre notre âme et dans lequel nous ne saurions de toute façon nous reconnaître. », dira le ministre des Sports en 1950.
Le film Invictus dépeint l’Afrique du Sud au moment où les destins politique, sportif et social du pays sont intrinsèquement liés : la fin de l’Apartheid marque la naissance d’une réelle démocratie, à la tête de laquelle est Neslon Mandela, mais aussi la mort d’un boycott international qui a pesé sur l’évolution des performances des athlètes du pays, qu’ils soient noirs ou blancs. On saisit alors l’engouement des Afrikaners dans le film, qui assistent au retour de leur sport favori dans les compétitions internationales. Si la fin de l’Apartheid marque en effet la fin des privilèges pour la plupart, il représente aussi la renaissance du sport, qui se doit alors de combler le vide que laissent des décennies de boycott. On comprend alors également la volonté des Noirs, au pouvoir depuis peu, d’effacer les symboles de l’équipe nationale de rugby – les couleurs vertes et oranges du précédent gouvernement, ainsi que la gazelle « Springbok », des symboles qui rappellent quarante ans de lutte et de souffrance. Mais Nelson Mandela en fera un défi politique : cuirasser le rugby pour faire accepter l’arrivée d’un homme noir à la tête du pays. Mieux : encourager la victoire de l’équipe et sensibiliser au rugby ceux qui en firent une représentation de l’Apartheid. On voit ainsi l’équipe des Springboks initier de jeunes noirs vivant dans les townships à ce sport « étrange(r)». Le président fera alors de la victoire de la coupe du monde de rugby 1995 un objectif prioritaire, aussi bien politique que social. Et il réussira. Une foule en liesse, des mains de toutes couleurs qui se serrent, des embrassades à tout va, le film exprime bien l’allégresse de 1995, même s’il exagère de nombreux détails.
Mais qu’en est-il aujourd’hui ? Le sport est-il toujours fédérateur au sein d’une nation qui n’en est pas vraiment une ? La première réflexion fait l’unanimité : il y a toujours un clivage énorme et une répartition des sports par couleur. Les stades de football sont en grande majorité fréquentés par les Noirs tandis que ceux de rugby le sont par les Blancs, qu’ils soient Afrikaners ou d’origine anglaise. En revanche, le cricket qui a longtemps été le sport des privilégiés, est celui qui a le plus évolué et qui rassemble aujourd’hui toute l’Afrique du Sud, sans exception. Derrière l’écran se trouvera aussi bien – et je parle d’expérience – un jeune Indien de Durban, qu’un quadragénaire Afrikaner ou une grand-mère Xhosa perdue au fin fond d’un village du Cap Oriental. Si les stades forment rarement un arc-en-ciel, les coulisses réservent aussi leur lot de surprises. Ayant couvert plusieurs événements sportifs durant neuf mois, j’ai eu l’occasion de pouvoir discuter avec de nombreux journalistes sportifs. Lors de l’Open de Tennis 2011 à Johannesburg par exemple, d’ailleurs remporté par le « proudly South African » Kevin Anderson – où le discours final donné par le ministre des Sports n’a pas manqué de références au « rassemblement » et la fierté d’une « nation qui avance ensemble » – j’ai été émerveillée de voir des journalistes de tous horizons se lier d’amitié dès les premiers jours avec de parfaits inconnus, moi incluse. A l’inverse, je suis tombée de haut lorsque j’ai couvert tous les matches des Golden Lions, équipe du Gauteng, lors du Super Fifteen 2011. Aux abords très ouverts, les journalistes sportifs – hormis les cameramen et les photographes – cessaient toute conversation avec quiconque ne parlait pas l’Afrikaans. Les membres du personnel, parmi lesquels les cuisiniers, m’ont communiquée en avoir été énormément affectés, et en avoir perdu le goût de soutenir une équipe qui était pourtant censée devenir la leur. Un monde fermé donc, qui vient renforcer la réputation forgée par l’équipe de rugby des Bulls de Pretoria, réputés ségrégationnistes et fermant chaque année un peu plus le cercle de leurs supporters au blancs Afrikaans de la municipalité.
« En 2010, beaucoup ont ressenti la fin de la coupe du monde comme une terrible gueule de bois »
J’ai voulu revenir sur les grandes victoires de l’Afrique du Sud avec quelques fans de sport qui ont vécu le début de la démocratie et la victoire symbolique des Springboks l’année suivante. Ont été abordées notamment les coupes du monde de rugby 1995 et 2007, et l’organisation de la coupe du monde de football de 2010. Ndaba, 27 ans, commence : “Le sport est quelque chose de très succinct. Tout le monde aime gagner. Donc tout le monde saute de joie et prend le train en marche. Pour un temps… puis la réalité reprend le dessus. Au final, qui se soucie réellement du sport? Tu n’entendras rien de tel qu’ “unité” ou “rassemblement” lorsqu’une équipe nationale est défaite”. Et Chris, la trentaine, d’ajouter : « La coupe du monde 2010 n’a malheureusement rien à voir avec 1995, lorsque nous avions gagné la coupe du monde de rugby. A cette époque, tout était à venir : la démocratie n’était qu’un nourrisson, l’espoir était présent, la fête venait de commencer. Cet événement a rassemblé les Sud-Africains pendant des années. En 2010, pas même deux mois après la fin de la coupe du monde de football, on recommençait à se taper les uns sur les autres. La fête était finie. En fait, beaucoup ont ressenti la fin de l’événement comme une terrible gueule de bois… ». Arrivée en septembre 2010 sur le sol sud-africain, je ne peux que confirmer un tel discours. Il ne subsistait de la folle atmosphère de juillet 2010 que quelques drapeaux colorés arborés sur les rétroviseurs de voiture ou sur les bureaux de secrétariat. La fierté était toujours là, mais la bonne humeur avait déjà perdu son souffle.
La conclusion a un goût amer. S’il ne fait aucun doute que le sport a été et reste un élément fédérateur, le caractère éphémère de son effet sur la société et son élévation en nation fait perdre son sens aux chefs d’œuvre liant le destin d’un peuple à cette simple récréation. Car c’est bien de cela qu’il s’agit : d’une récréation, qui ne dure qu’un temps. De ceux qui ont analysé avec prudence leur attachement presque déraisonnable à la victoire de leur équipe nationale lors d’une compétition, quelle qu’elle soit, nombreux vous diront après y avoir réfléchi, que c’est la preuve d’un dysfonctionnement. Le pays est malade et le citoyen Sud-Africain s’impliquant davantage dans le succès de son équipe nationale que dans celui de sa démocratie, serait l’un des symptômes. En vérité, si en 1995 la Nation se rassemble autour de la victoire des Springboks et qu’on aurait pu y entrevoir la construction d’une nation, c’est davantage le fruit du travail conjoint d’un homme (le président) et d’une équipe (les Springboks) qui a pris place au sein d’une démocratie jeune et prometteuse. Aujourd’hui, cette confiance en l’avenir de la démocratie étant érodée, les ballons ne suffisent plus. Il faudra un socle politique plus solide désormais pour élever un peuple en nation. Alors, et alors seulement, les joies d’une victoire pourront peut-être consolider ce pays arc-en-ciel pour de bon.
Mélina Huet
(article publié dans Vojagô en septembre 2011)
http://issuu.com/vojago/docs/vojago_num1
photos: (c) Mélina Huet, 2010 et 2011
1. Danone Nations Cup, Football, Soweto
2. Super Fifteen, Rugby, Newlands, Cape Town
Une réflexion au sujet de « Invincibles ? Le sport et son rôle au sein de la société sud-africaine postapartheid »