Crise en Europe : Guillaume Alméras et l’amère Méditerranée

La méditerranée - Aristide Maillol - Museum Boymans van Beuningen

Guillaume Alméras est le directeur d’un ouvrage économique et social très actuel : « L’Europe méditerranéenne en crise », paru en avril 2012. Au sommaire notamment de ce numéro 80 de la revue Confluences Méditerranée : les impacts de la crise économique sur les pays d’Europe du Sud ; une compréhension de la crise espagnole ; l’Italie et sa rigueur. Il a accepté de revenir avec nous sur la crise en Europe méditerranéenne, avec un zoom sur les régions du sud de la France et du nord de l’Italie et de l’Espagne.

[image à la une: La Méditerranée, d'Aristide Maillol - Museum Boymans van Beuningen, Rotterdam]

Guillaume Alméras
Guillaume Alméras a réalisé des missions d’expertise financière auprès d’institutions comme la Banque Mondiale, le FMI ou le Ministère des Affaires étrangère. Photo: GA

Vous parlez dans les avant-propos de cette revue d’une « déception face à la construction européenne ». Pensez-vous que ce sentiment aura un impact sur le bon déroulement de « Marseille, capitale européenne de la Culture » en 2013 ?

Je ne pense pas car cela n’a rien à voir. Justement ! Puisque l’Europe va mal financièrement, il ne sera pas difficile de mettre en valeur le côté culturel dans cet événement, comme si l’Europe existait au moins de ce point de vue. Personnellement je suis toujours dubitatif face à ce genre de manifestations : j’ai l’impression que cela se passe dans l’indifférence à peu près complète des populations. « Marseille, capitale européenne de la Culture » très bien, mais je ne pense pas que je serai poussé à m’y rendre particulièrement à ce titre et je ne pense pas être le seul.

La déception face à l’Europe est beaucoup plus profonde que cela. C’est plus qu’une déception : c’est un désaccord total entre des élites qui veulent l’Europe et puis le peuple, qui n’est plus du tout sur la même longueur d’ondes.

Du coup, Marseille « capitale européenne de la culture 2013 », fausse bonne idée ?

L’ancrage européen en Méditerranée s’efface chaque jour un peu plus : c’est l’un des grands constats du Printemps arabe. On pouvait croire qu’un rapprochement naturel de l’Europe devait se faire avec la Méditerranée du Sud, quand on a parlé notamment de l’Union pour la Méditerranée, mais aujourd’hui on n’y croit plus. Dès lors, Marseille, pourquoi là ? Je pense qu’il aurait davantage fallu une ville qui fait le lien entre le nord et le sud de l’Europe, et qui ne soit ni Strasbourg ni Bruxelles. Il y en a d’autres. Si on avait voulu un symbole très fort, on aurait pu faire quelque chose en Grèce. Pourquoi Marseille ? Cela ne s’impose pas aujourd’hui, il n’y a aucun calendrier qui le veuille…

Dans cet ouvrage, outre la dimension économique, l’accent est mis sur l’impact social de la crise en Europe-méditerranée. Cet impact est-il plus important, dans les régions nord-méditerranéennes (PACA, nord de l’Italie et de l’Espagne, et Grèce) que dans le reste du continent? Si oui, quel est-il ?

D’abord, on parle de la crise « de l’Europe » mais l’Europe est prise dans une crise qui la dépasse très largement, même si elle est à l’épicentre en ce moment. Le cœur de la crise, il ne faut jamais l’oublier, ce sont les Etats-Unis : des dettes astronomiques, une monnaie toute prête à s’effondrer, un modèle de croissance en panne. Ces deux dernières années, l’Europe leur a servi de paravent, de sorte qu’en fait de crise peut-être n’a-t-on encore rien vu ! Quoi qu’il en soit, cette crise va refonder, c’est certain, les modèles sociaux sur lesquels ont vécu l’Espagne et la Grèce. Dans le cas grec, il y a eu un afflux d’argent qui a permis d’acheter la paix sociale : c’est terminé. En Espagne, il y a eu une facilité d’endettement, qui est également terminée mais qui a porté le développement espagnol depuis vingt ans. La crise, dans ces deux pays va avoir un impact majeur du point de vue social, comme on ne le retrouvera pas dans d’autres nations sans doute. Sauf peut-être au Portugal. Mais ni en Italie ni en France, car elles ont leur propres modèles sociaux, qui sont certes touchés par la crise mais qui ne vont pas être remis en cause à ce point. Du moins pour le moment.

Les régions ont-elles le pouvoir, à elles seules et par leur propre développement, de faire sortir des pays entiers de la crise économique ?

Non. Quand j’avais vingt ans, je pensais que l’Europe se ferait par les régions. On était un certain nombre à le croire : on pensait notamment qu’il y aurait une grande région du sud qui rejoindrait Turin, Toulouse et Barcelone. On pensait qu’il y aurait une Europe des régions, qui supplanterait à terme une Europe politique des Etats qui n’arriverait jamais à se faire. Aujourd’hui, on se rend compte que les régions européennes n’existent pas.

Quant à la possibilité pour une région française – prenons la région PACA par exemple – de faire sortir son pays, la France, de la crise, par son simple développement local (croissance du PIB, baisse du chômage, etc.), je ne pense pas. La croissance en France est très disséminée : où se situe-t-elle exactement ? On n’a plus de véritables centres industriels dans notre pays. Je vois mal la PACA secourir la France car l’ « entreprise France » n’est plus seulement… en France. Ce qui sauvera le pays, ce n’est pas le développement local de ses régions, ce sera plutôt la Chine ! Je plaisante à peine. L’enjeu essentiel pour retrouver de la croissance c’est de nous réinsérer pleinement dans le marché mondial – cela fait des années que nous en sortons tous les ans un peu plus, comme en témoigne la croissance de nos déficits extérieurs. L’enjeu, c’est de nous positionner sur des marchés extérieurs porteurs. Le « miracle » allemand actuel est là. Si l’on regarde les chiffres, notamment d’investissements, les entreprises françaises ont choisi prioritairement le Brésil et c’est sans doute un choix très judicieux. Encore faudrait-il que les autorités françaises s’en rendent compte et passent à la vitesse supérieure concernant nos relations commerciales avec ce pays.

Peut-on craindre, dans les mois à venir, un soulèvement des populations du sud de la France face à la montée de la précarité et du chômage (avérés notamment en PACA), au même titre que le peuple grec ? Vous n’êtes vous-même pas très tendre à l’égard de ces peuples, je vous cite, « indignés on ne sait pas trop par quoi »[1]

De façon caricaturale on pourrait déjà vous dire : « je ne vois pas qui pourrait faire la révolution dans le sud, parce qu’il n’y a plus que des vieux !». Plus sérieusement, on n’a actuellement aucun climat insurrectionnel. Pour une raison simple : historiquement, les révolutions ont toujours eu lieu quand il y avait de l’argent à se partager, quand on est en phase de croissance. Il s’agit toujours de gens qui estiment qu’il faut tout changer parce qu’ils pourront faire plus de choses : prendre le pouvoir, se déployer, se développer. Aujourd’hui on n’est plus dans ce cas de figure. On a face à nous des gens qui montrent qu’ils « ne sont pas contents », point. Et de l’autre côté des dirigeants qui disent : « désolé, mais c’est comme ça pour tout le monde, que voulez-vous qu’on fasse ? ». Ce qui est grave c’est que les populations découvrent soudainement que la démocratie est une gigantesque plaisanterie, qu’on peut vous changer un Président du conseil italien du jour au lendemain sans demander l’avis au peuple, que l’on prend des décisions dans une absence totale de débat, etc. Pour le moment, les gens en sont encore là et le mouvement des Indignés ressemble beaucoup à l’incantation d’une démocratie perdue.

Vous dites donc que les gens s’indignent beaucoup dans le sud, mais qu’ils ne font pas de « vraie révolution » finalement…

Ce sont des attitudes très défensives. Une révolution c’est offensif. C’est « tire-toi de là que je m’y mette ! ». On n’est pas du tout dans ce cas de figure. Indignez-vous ! c’est « allô, maman, bobo », c’est chercher à pleurer dans le giron de maman, parce que ça va mal, parce que les politiques sont méchants, parce que je perds mon boulot, parce que ceci parce que cela. Mais où sont les idées nouvelles ? Qui demande à prendre le pouvoir autrement? On a voté pour un gouvernement qui est politiquement à l’opposé de celui qui précédait mais on a les mêmes hommes dans les administrations : or, aujourd’hui on est tous en train de croire que les mêmes qui nous ont mis dans la merde vont pouvoir nous en sortir. Qui demande à ce que les modes de décision en France changent ? Personne ! Qui  demande d’autres moyens, d’autres profils pour décider des grands enjeux du pays ? Personne ! On demande juste à un gouvernement de nous sauver. Mais ce n’est pas de la révolution ça, c’est « allô, maman, bobo ».

Est-ce qu’on pourrait faire le lien avec cette attitude consistant à beaucoup critiquer l’Europe sans saisir les moyens existants pour décider de son propre sort – comme le vote européen, très souvent boudé des citoyens ?

Bien sûr ! Et quelque chose d’encore plus incroyable : depuis deux ou trois ans, on se rend compte que quoi qu’on fasse, notre destin passera par l’Europe – pour la refuser, pour la renforcer ou pour la faire autrement. Il faudra donc tenir compte de ce que font nos voisins. Dans ces conditions, quelqu’un devrait dire « ok, le niveau de décision étant européen, on devrait créer un parti européen ». Or, personne n’a énoncé cette idée ! Personne ! Des partis européens dans les pays eux-mêmes on en a, on a même des fédérations de partis, mais un parti européen qui n’ait pas d’assise nationale, ça n’existe pas.

Les pays du sud de l’Europe, Grèce comprise, auraient-ils un intérêt à se fédérer politiquement, socialement, économiquement et ‘citoyennement’ parlant ?

Les pays non, les peuples oui. Les pays non car nous ne sommes pas du tout complémentaires. Économiquement les Etats n’ont pas d’intérêt à se fédérer, mais politiquement, les peuples auraient très intérêt à le faire. Mais tout ceci est à inventer. Ce qui m’étonne, c’est que des gens de vingt ans n’y aient pas pensé, qu’ils ne se soient pas dits : « nous jeunes Français, Espagnols, Italiens, on a la même problématique devant nous, alors pourquoi on n’avancerait pas tous ensemble ? ».

Vous avez relevé « l’inquiétante fracture entre pays du Nord et pays du Sud au sein de l’UE ». Cette fracture Nord/Sud existe-t-elle au sein même des trois Etats qui nous intéressent, à savoir la France, l’Espagne et l’Italie ?

Je ne crois pas. En France il y a un fort attrait du sud, pas un rejet. Les gens migrent vers le sud, et pas seulement les retraités. En Italie cette fracture Nord/Sud a toujours existé, ce n’est pas nouveau et ça ne va pas s’arranger, surtout en termes de criminalité. Quant à l’Espagne, le problème est autre. C’est un pays qui se centre entièrement sur Madrid, au grand dam de la Catalogne et de Barcelone. C’est un pays qui à l’échelle internationale est trop « petit », et cela a aussi un impact sur le Portugal. Pour être concret, si une entreprise internationale souhaite s’implanter dans la péninsule ibérique, elle va aller automatiquement à Madrid et pas ailleurs, même plus à Lisbonne.  L’Espagne devient autocentrée sur Madrid. Le problème étant qu’à côté existent des régions qui explosent et qui souhaitent être autonomes. Le pays devient de plus en plus régionaliste. Si vous êtes Espagnol catalan, vous aurez beaucoup plus de mal à vous faire rembourser vos soins dans un hôpital de Madrid qu’un Français se soignant au même endroit!

Jean-François Gayraud évoque, dans un des chapitres, ces réseaux criminels qui savent profiter de la crise, notamment « la criminalité corso-marseillaise ». La cité phocéenne se trouve effectivement en plein cœur du sujet : l’actualité marseillaise est-elle réellement un symptôme de la crise en Europe méditerranéenne ?

Ce que dit Gayraud, c’est que la crise nourrit énormément la criminalité sous des jours que l’on n’imagine même pas et dont on ne parle pas. C’est très simple : si les banques ne prêtent plus, vous aurez toujours des usuriers pour le faire, et ces usuriers… c’est la mafia. Un terreau très fertile pour les criminels de tous bords.

Pour prendre un exemple, ce dont on parle peu sous cet aspect et qui aura un impact sur une certaine forme de criminalité, ce sont les prêts en « peer to peer ». Je m’explique : il s’agit de sites qui commencent à se développer et qui permettent de faire des prêts de particulier à particulier. On en parle aujourd’hui, sur le web et dans la presse, comme quelque chose de très favorable. Ce qu’on oublie c’est que c’est un réseau potentiel de blanchiment énorme !

Pour revenir sur Marseille, même si je n’ai pas les outils de réponse, ça m’étonnerait que la crise ait cet impact. Même si elle nourrit bien sûr les opportunités pour les mafieux.

Dans l’ouvrage, la solution ne tient ni à l’isolationnisme des nations (celles du sud de l’Europe, France incluse, ne pouvant pas se le permettre selon vous), ni à la création d’une Europe fédérale. Quelle option préconisez-vous alors ?

Isolationnisme non car on en mourrait. On fait déjà trop de protectionnisme.

Une Europe fédérale je veux bien mais ce serait une Europe allemande et les Français seraient les premiers à le décrier. Ce que les Français ne comprennent pas, c’est que l’Europe n’existe pas à cause de la France. Le jour où ils se le seront mis en tête, on aura déjà fait un pas énorme. L’Union européenne, c’est la énième solution qu’a trouvée la France depuis le début de son histoire pour éviter que le continent ne soit allemand. L’Euro a été comparé à la ligne Maginot car, conçu pour nous protéger de la domination allemande, il aura eu à peu près la même utilité ! On était économiquement dans une zone mark avec le Système monétaire européen, l’Euro nous a redonné voix au chapitre quant à la gestion de notre monnaie et, au total, l’Allemagne dispose aujourd’hui d’une puissance en Europe comme elle n’en a jamais eu. Il faut bien comprendre que sans nous Français, l’Europe serait allemande : c’est la puissance dominante économiquement.  Il y a toujours eu un trublion pour empêcher l’Allemagne de dominer : c’est la France. D’où le fait qu’au cours de notre histoire après s’être beaucoup chamaillées, la France et l’Angleterre ont fini par comprendre qu’elles devaient s’unir contre l’Allemagne.

Que reste-t-il ? L’Europe, qui est déjà là ! On ne peut assez souligner que le traitement médiatique qui est fait de la crise va totalement à l’encontre de l’Europe, de l’idée européenne. Que voient les gens ? Merkel, Hollande, des Etats qui n’arrivent pas à s’entendre. Ils oublient donc qu’il existe une entité européenne en tant que telle. Il y a bel et bien un pouvoir, il y a même un Président de l’Europe ! On l’a complètement oublié avec la crise. Ce qu’il faudrait aujourd’hui, c’est que l’Europe trouve non pas un moyen d’exister mais d’affirmer son existence. Or l’Europe le fera le jour où l’autorité européenne telle qu’elle existe aujourd’hui touchera les cas particuliers, au-delà des Etats eux-mêmes. Le jour où l’Europe descendra dans le vécu des gens plutôt que de ne parler qu’aux Etats. En d’autres termes, l’Etat grec a plus que failli ! La Grèce est totalement en faillite. Il s’agirait de le reconnaitre plutôt que de continuer à lui prêter pour qu’elle rembourse des prêts qu’elle ne pourra jamais honorer. Et il s’agit de sauver les Grecs – ce sont eux que les institutions européennes devraient considérer. Encore une fois, ces institutions existent et ne sont pas sans moyens. Il s’agirait de rendre cela palpable.

 

Mélina Huet

 

Europe méditerranéenne, crise insurmontable ? La Grèce comme thermomètre
Ce que propose Guillaume Alméras pour prendre la température et s’en sortir :

 

« Faire un rating de croissance en Grèce. Dire : ‘‘l’Europe va directement soutenir 500 entreprises grecques choisies comme cruciales pour que le pays ait une chance de s’en sortir’’ (la proposition est détaillée dans le numéro de Confluences). Ce ne serait pas compliqué à mettre en œuvre, l’Europe peut le faire, et pourtant cela pourrait avoir un impact énorme : cela lui permettrait enfin d’aller sur le terrain. Au lieu d’envoyer des émissaires qui parlent avec le Ministre des Finances grec, en lui demandant de faire des sacrifices. C’est aussi trouver un moyen pour qu’un Grec – une entreprise en l’occurrence – qui ne sait plus à qui s’adresser – car il n’a plus confiance en son Etat ou dans les autres pays –, puisse trouver une autre voie, qui est celle de l’Europe telle qu’elle existe : le Parlement européen, la Cour de justice, ou même le Président de l’Europe, puisqu’on en a un !

Si la Grèce quitte l’Euro, elle quitte l’Europe, et c’en est fini de l’Union. Cela signifierait que l’Europe n’a pas été capable de sauver un pays qui ne représente que 3% du PIB commun, ce qui remettrait tout en cause et est impensable. »

 


[1] « Absence de volonté, enfin, chez des peuples indignés on ne sait trop par quoi, sinon par les affreux banquiers, les méchants Allemands, le « système ». Encore est-ce trop dire. Souvent, l’indignation retrouve des accents tout à la fois sulpiciens et quarante-huitards, pour condamner de manière encore plus vague les puissants, l’argent et même le prêt à intérêt – on croirait parfois entendre Lamennais, voire les sermons de Bossuet ! » (Avant-propos, in « L’Europe méditerranéenne en crise »)

 

 

 

Retrouvez l'interview dans le premier numéro de Cosmopol, le magazine du Master de Journalisme de Sciences Po AIx
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